À bien des égards, le moment que nous vivons est paradoxal : d’un côté, face à l’accélération du changement climatique et au dépassement de six des neufs limites planétaires*, la prise de conscience est communément partagée ; de l’autre, l’immensité des chantiers qui s’annoncent et la difficulté de repenser de fond en comble notre système économique alimentent la tentation de l’immobilisme, sinon du rejet pur et simple de la question écologique.

C’est un vent mauvais qui souffle depuis quelque temps déjà de l’autre côté de l’Atlantique, qui menace de se transformer en une tempête si Donald Trump devait remporter les prochaines élections américaines de novembre. En Europe, les élections européennes du mois de juin pourraient bien voir l’importation de ce backlash, avec la montée en puissance de mouvements populistes dont le refus de toute avancée significative en matière écologique constitue un dénominateur commun. À bien des égards, 2024 est l’année de tous les dangers.

Critères ESG : un retour de bâton à contre-temps

Les besoins de financement pour assurer la transition écologique de nos sociétés sont considérables. Pour la France, ils s’élèvent à 65 milliards d’euros par an d’ici 2050, d’après le rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz remis à Matignon en 2023. Dans ce cadre, les acteurs de la finance privée ont évidemment un rôle majeur à jouer. Face à l’urgence environnementale, ces derniers doivent se mobiliser et concentrer leurs efforts au bon endroit : l’enjeu est moins de financer des actifs déjà verts que de verdir l’ensemble de notre système productif.

Or, les critères ESG (Environnement, Social et Gouvernance), socle de la finance durable, font l’objet d’une hostilité croissante de la part d’une partie des sphères politique et économique. Ce phénomène, particulièrement préoccupant, est largement documenté aux États-Unis, où les plus conservateurs du Parti Républicain ont déclaré une guerre au « capitalisme woke ». Le gouverneur de Floride Ron DeSantis, à l’avant-garde de ce mouvement, a déclaré vouloir stopper toute collaboration avec des institutions financières qui valoriseraient quelque autre critère que la maximisation du retour sur investissement. Cachez cet impact que je ne saurais voir…

La grande illusion financière : ce qui ne s’évalue pas n’existe pas

Pour résister à cette offensive très politique, la sphère financière dans son ensemble – sans laquelle aucune transition de grande ampleur n’est possible – peut et doit renforcer ses fondations méthodologiques.

Nous disposons aujourd’hui d’outils qui permettent d’évaluer correctement l’impact carbone d’une activité économique donnée. Mais le changement climatique n’est qu’une des neuf limites planétaires. Les instruments de mesure d’impact concernant les huit autres existent, mais leur usage est encore bien trop peu répandu au sein des institutions financières et des entreprises.

Un glissement s’est opéré, comme si, pour des raisons pragmatiques, nous avions commencé par nous occuper de ce qui se mesure facilement, pour ensuite mettre purement et simplement de côté ce qui ne rentrait pas immédiatement dans nos cadres méthodologiques.

Or, pour un acteur financier, ce qui ne se mesure pas n’existe pas. Il est donc urgent de diffuser largement des instruments qui permettent d’objectiver les impacts environnementaux en général, et pas seulement ceux liés au climat : biodiversité, ressources et climat doivent constituer le triptyque de toute analyse visant à orienter au mieux les stratégies environnementales des organisations.

La généralisation d’outils d’évaluation plus perfectionnés permettrait en outre d’en finir avec le soupçon permanent de greenwashing qui pèse sur les entreprises. Il s’agit aujourd’hui d’accompagner les acteurs économiques dans la transition plutôt que de chercher à distribuer les bons et les mauvais points (à cet égard, s’il est indéniable que la taxonomie verte européenne constitue un progrès, sa dimension binaire pourrait bien à terme alimenter la polarisation du débat sur la question écologique).

Nous n’avons plus le luxe d’attendre, et encore moins celui de reculer.

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(*) Changement climatique ; érosion de la biodiversité ; perturbation des cycles de l’azote et du phosphore ; changement d’usage des sols ; cycle de l’eau douce ; introduction d’entités nouvelles dans la biosphère ; acidification des océans ; appauvrissement de la couche d’ozone ; augmentation de la présence d’aérosols dans l’atmosphère.

Écrit par Clément Bladier